8
L’eau en sang

Le naufrage était maintenant derrière Amos et ses compagnons, bien loin derrière eux.

Koutoubia Ben Guéliz guidait le groupe depuis bientôt trois semaines sur les terres semi-arides du sud de la mer Sombre. Béorf avait eu une bonne intuition en acceptant de l’inclure dans le voyage. Si le guide ne connaissait pas par cœur toutes les routes menant vers El-Bab, il parlait la langue du pays et savait interpréter avec justesse les indications que lui donnaient les passants. Chaque soir, il trouvait pour le groupe un lieu de repos où des fruits poussaient en quantité et où l’eau s’avérait potable.

À l’exception de Minho qui se tenait à l’écart, les aventuriers voyageaient tous ensemble. À cause de son apparence extraordinaire qui aurait risqué d’effrayer les habitants, la créature ne s’approchait pas des villages et suivait donc le groupe à distance. C’est Koutoubia qui, connaissant bien les légendes du pays qui décrivaient les hommes-taureaux comme des bêtes sanguinaires, avait proposé cette façon de voyager. Le gros minotaure avait bien compris la situation et ne s’était pas formalisé d’être exclu du groupe.

De son côté, Médousa devait faire attention de bien cacher ses cheveux : les gorgones n’avaient pas meilleure réputation que les minotaures dans ce pays.

— Bon, voilà, expliqua Koutoubia au groupe. Nous arrivons ici à une croisée des chemins. Nous avons le choix : si nous partons vers la gauche, dans quelques jours nous serons dans la très grande cité du roi Aratta. J’ai des amis là-bas qui pourront nous aider, c’est-à-dire qu’ils nous trouveront des dromadaires et de la nourriture pour la suite du voyage. Il sera aussi possible d’habiter chez eux afin de bien nous reposer. Par contre, Minho devra nous attendre, caché dans les montagnes environnantes.

— Et si nous choisissons de prendre le chemin de droite ? demanda Amos.

— Eh bien, la route de droite nous conduit en plein cœur du pays de Sumer. Nous quittons les contrées de Dur-Sarrukin et nous nous dirigerons en droite ligne vers El-Bab. Dans une dizaine de jours, nous devrions être près de la grande tour. La route suit cette rivière et…

À ce moment, un groupe d’une cinquantaine de pèlerins dépassa Amos et ses amis pour emprunter la route de droite vers El-Bab. Ils étaient tous vêtus de blanc et hurlaient des prières à tue-tête. Ces hommes et ces femmes semblaient pressés d’arriver à destination et marchaient d’un bon pas.

— Mais qu’est-ce qu’ils racontent ? demanda Amos à Koutoubia. Et que font-ils ? Nous avons déjà vu des dizaines de groupes comme celui-ci depuis notre départ de la mer Sombre.

— Ils hurlent qu’ils se dirigent vers El-Bab pour sauver leur âme, traduisit Koutoubia. J’ai rarement vu une telle ferveur religieuse chez les Sumériens ! Leurs prières rendent gloire au grand Enki qu’ils appellent « le sauveur des hommes ». Ils disent, ou plutôt ils crient, que la fin du monde approche et que le salut repose dans l’Unique. Le dernier attroupement nous invitait à les suivre.

— Ils ont raison, intervint Lolya. Moi aussi, je ressens des choses… comment dire… un grand désordre surviendra bientôt, et la vie de milliers de gens est menacée. J’aimerais vous en dire davantage, mais mes sentiments sont un peu perturbés depuis quelque temps…

— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour t’aider ? lui demanda Béorf, un peu inquiet.

— Non, vraiment rien. Je sais ce qui m’arrive, répondit timidement la jeune Noire. Pour en revenir à mes intuitions, ce qui arrivera est de l’ordre des dieux et non des hommes. Je sens la venue de grands bouleversements.

— Bon, alors… réfléchit Amos, j’aurais été tenté de me reposer un peu dans la grande cité du roi Aratta, mais avec ce que Lolya vient de pressentir, j’hésite… Je pense que nous devons continuer vers El-Bab afin d’y arriver le plus vite possible. Tous les problèmes de ce pays semblent venir de cette tour, et nous ferions bien de ne pas tarder à nous y rendre.

— Mais pour y faire quoi ? s’insurgea Barthélémy. Pour la faire tomber, peut-être ? Oh non ! je ne suis pas d’accord. Mes hommes ont besoin de repos et cette pause nous fera du bien. J’opte pour la direction de la ville !

Un court silence tomba sur le groupe.

— Qu’en penses-tu, Béorf ? La tour ou la ville ? demanda Amos à tout hasard.

— Moi, j’irai là où tu iras ! affirma sans hésitation son meilleur ami.

— Nous te suivrons aussi, appuyèrent en chœur Lolya et Médousa.

— Ta décision sera la nôtre, ajouta la jeune Noire.

— Moi, se prononça à son tour Koutoubia, je suis aussi du côté d’Amos et j’opte pour le chemin de droite s’il désire s’y aventurer. Barthélémy, je peux vous indiquer l’endroit où habitent mes amis. Vous n’aurez qu’à leur dire que vous venez de ma part et ils seront aussi dévoués envers vous qu’envers moi.

— Et la grosse bête à cornes, là-bas ? s’enquit Barthélémy d’un ton acerbe en montrant Minho. Vous ne lui demandez pas son avis ? Après tout, le bœuf est aussi du voyage ! Il a peut-être une idée à mugir !

— Pour l’avoir libéré, expliqua Amos, Minho a juré de me servir pendant douze lunes. Il me suivra… vers la droite.

— Au moins, vous aurez quelqu’un pour assurer votre protection ! lança Barthélémy en guise d’au revoir. Mes hommes et moi partons vers la ville… Bonne chance ! J’accepte votre offre, Koutoubia ; maintenant, voulez-vous m’expliquer comment me rendre chez vos amis ?

Le groupe allait se séparer.

Amos avait le cœur gros, mais il n’en laissa rien paraître. Décidément, Barthélémy avait bien changé ! Le seigneur de Bratel-la-Grande avait déjà oublié la promesse solennelle qu’il lui avait faite : « Tu avais déjà gagné ma loyauté et mon épée, voici que je t’offre aujourd’hui mon âme et celles des chevaliers que tu as libérés en ce jour. »

Mais qu’est-ce qui avait pu autant transformer Barthélémy ? Peut-être la torture avait-elle modifié sa personnalité ? Ou encore, puisqu’il avait l’habitude de gouverner, de prendre lui-même les décisions et d’en assumer les conséquences, peut-être le chevalier en avait-il assez de se faire diriger par des enfants ? Malheureusement, pour une raison ou pour une autre, les routes d’Amos Daragon et du seigneur Barthélémy de Bratel-la-Grande se séparèrent à ce croisement de routes, et chacun partit de son côté.

C’est avec indifférence que les chevaliers laissèrent les enfants derrière eux. Amos regarda s’éloigner son ami Barthélémy en souhaitant, du plus profond de son cœur, qu’il retrouve sans peine son chemin vers Bratel-la-Grande.

— Allez, Amos ! dit Béorf en le réconfortant d’une accolade virile. Nous devons partir ! Ne crains rien, ils sont assez grands pour savoir ce qu’ils font. Ce sont des adultes après tout !

— Oui, je sais bien, répondit Amos, tu as raison. Je n’ai pas à m’inquiéter… Barthélémy est un vaillant chevalier, et lui et ses hommes en ont vu d’autres. Mais, tu comprends, ce qui me chagrine n’est pas tant son départ que son attitude froide envers moi.

— T’occupe ! lui lança Béorf. Nous avons d’autres chats à fouetter !

Koutoubia et les adolescents se mirent donc en route vers El-Bab, suivis de loin par Minho. Le minotaure ne se soucia pas le moins du monde du départ des chevaliers. Pour lui, les humains étaient d’étranges créatures instables auxquelles il n’accordait que peu de confiance. Il avait promis de servir Amos, et c’est tout ce qui l’intéressait. Ce jeune garçon parlait très bien sa langue, il était poli, respectueux et indépendant. Trois qualités présentes et honorées chez les hommes-taureaux.

Après une longue journée de marche vers El-Bab, Koutoubia trouva une sympathique clairière pour passer la nuit. Il y avait là des figues et des dattes à volonté, d’autres espèces d’arbres tout aussi débordants de fruits exotiques, ainsi que beaucoup de poissons dans la rivière. Béorf fut affecté à la cueillette des fruits, Médousa alla à la pêche tandis qu’Amos et Lolya préparèrent ensemble le feu puis fabriquèrent pour la nuit quatre couches avec des branchages et des feuilles. Minho avait rejoint le groupe avec un mouton prêt à cuire sur la broche. Où avait-il déniché l’animal ? Personne n’osa lui poser la question, mais tous furent heureux à l’idée du festin. De son côté, Koutoubia fit un peu de reconnaissance de terrain pour mieux s’orienter en vue du départ du lendemain.

Avant le repas, Médousa s’offrit quelques insectes en entrée et se rappela les délices que ses sœurs de la mer Sombre mangeaient tous les jours. Ces amuse-gueule lui parurent alors bien fades…

La soirée se déroula dans une ambiance de fête. Même Minho, pour épater les adolescents, exécuta autour du feu une danse traditionnelle de son pays. Lolya fut très impressionnée par l’agilité et le rythme du mastodonte de deux cents kilos. Cette danse, leur expliqua-t-il, servait à troubler l’ennemi sur un champ de bataille de manière à le décourager de passer à l’attaque. Composée de sons violents, d’une gestuelle saccadée et d’enchaînements de toutes sortes de mouvements brutaux, cette chorégraphie avait toujours eu un fort effet dissuasif sur les adversaires. Le peuple des hommes-taureaux avait ainsi gagné régulièrement des guerres sans avoir eu à se battre, ses opposants apeurés détalant comme des lapins.

Le ventre plein et fatigués par la route et la fête, tous s’endormirent rapidement sous un magnifique croissant de lune.

Au matin, c’est un Béorf paniqué qui réveilla tout le monde :

— Debout ! Réveillez-vous ! C’est incroyable ce qui arrive ! Allez, debout !

— Mais que se passe-t-il encore ? demanda Médousa sur un ton bourru. Laisse-nous dormir, Béorf… Nous verrons plus tard !

— Il n’y a plus d’eau ! insista l’hommanimal. Toute l’eau s’est transformée en sang ! Il y a du sang partout !

Amos se leva d’un bond et courut avec l’hommanimal jusqu’à la rivière. Lolya, Médousa et Koutoubia les rejoignirent aussitôt, mais laissèrent derrière eux Minho qui ronflait encore.

Béorf avait raison ! L’eau de la rivière était rouge et visqueuse. Sur les rives, du plasma coagulé séchait au soleil en dégageant une odeur de viande avariée. Des centaines de poissons morts flottaient çà et là sur le dos. C’était un spectacle dégoûtant !

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Amos en se tournant vers Koutoubia. Est-ce un phénomène naturel propre à la région ?

— Non, sûrement pas, répondit le guide, interdit devant la scène. Je n’ai jamais vu ni jamais entendu parler d’une telle chose… Jamais, je le jure !

— Et toi, Lolya, continua le porteur de masques, penses-tu que cela peut avoir un lien avec le monde des esprits ou des dieux ?

— Je n’ai reçu aucun signe ni aucun avertissement concret, à part mes intuitions, bien sûr, confia Lolya. Je ne comprends pas… J’aurais dû pourtant… Je suis désolée, je n’ai pas de réponse pour toi.

— Regardez ! intervint Médousa. Même l’eau de ma gourde s’est transformée en sang ! Pourtant, elle était parfaite hier soir ! Une manifestation comme celle-là, pensa la nécromancienne à voix haute, c’est du ressort des dieux. J’avais bien senti quelque chose, mais je ne m’attendais pas à cela !

— Plus d’eau potable ! se lamenta Béorf. Voilà un sacré problème pour continuer le voyage !

— Nous pourrons toujours boire le jus des fruits, proposa Koutoubia. J’en connais quelques-uns qui sont très rafraîchissants.

— Prenons nos affaires et filons d’ici tout de suite, décida Amos. Je ne sais pas si ce phénomène est localisé ou s’il s’étend à tout le pays, mais en tout cas, nous avons intérêt à ne pas traîner…

— Bonne idée, approuva Béorf. Tout ce sang me lève le cœur et l’odeur est vraiment trop insupportable !

Le groupe remonta rapidement vers le campement et chacun commença à faire son bagage. Amos réveilla Minho et, équipé de ses oreilles de cristal, lui expliqua brièvement la situation. Le colosse se secoua rapidement et, en quelques minutes, tous furent prêts à reprendre la route.

— Je suis inquiète, Amos, lui confia Lolya un peu plus tard. Je crois que ce phénomène d’eau qui se change en sang est le début de quelque chose de plus terrible encore. Nous assistons au commencement d’une série de bouleversements qui provoqueront beaucoup de souffrances.

— J’espère que tu te trompes, répondit Amos, également inquiet. J’ai vu beaucoup de choses étranges depuis mon départ du royaume d’Omain, mais comme ça… jamais ! Nous devrons toujours demeurer sur nos gardes pour pouvoir agir rapidement si d’autres phénomènes se produisaient.

— Je suis d’accord, dit Béorf qui écoutait discrètement. Celui ou celle qui possède le pouvoir de transformer l’eau d’une rivière en sang peut nous écraser comme des fourmis. Il faudra être vigilant.

— J’espère seulement que la mer Sombre n’a pas été touchée, dit Médousa en se joignant à la conversation. Je viens à peine de connaître mes origines et de rencontrer mes sœurs gorgones, et je ne voudrais surtout pas qu’il leur arrive malheur.

— On ne peut présumer de rien, lui répondit Amos, mais ne t’inquiète pas, je les pense assez ingénieuses pour se sortir de n’importe quel pétrin.

À ce moment, le petit groupe croisa au détour d’une courbe un vieil homme aveugle, assis sur son âne, qui hurlait à tue-tête :

— La fin du monde est arrivée ! C’est la fin du monde ! Priez, bande de chiens galeux, et prosternez-vous devant l’Unique ! Demain est mort alors qu’aujourd’hui agonise ! Priez, hommes de peu de foi, car la fin du monde frappe à la porte ! Priez, ordures…

La Colère d'Enki
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